« D’Afrique en Palestine » d’Edward Blyden, le premier récit de voyage d’un Africain en Orient
Xavier Luffin, Université Libre de Bruxelles
Si le nom d’Edward Wilmot Blyden ne nous dit pas grand-chose aujourd’hui dans le monde francophone, l’homme fut incontestablement l’un des grands intellectuels africains du XIXe siècle, dont les nombreux livres restent des références incontournables dans les études sur le panafricanisme et dans le monde des intellectuels africains-américains.
Né en 1832 à Saint-Thomas, dans les Antilles britanniques, de parents esclaves affranchis, il est remarqué en 1845 par John P. Knox, un pasteur américain séduit par ses aptitudes intellectuelles. Le pasteur le convainc cinq années plus tard de l’accompagner aux États-Unis pour entrer au Rutgers Theological College, un prestigieux institut de l’Église réformée situé dans le New Jersey, où Knox avait lui-même étudié. Mais E. W. Blyden s’en voit refuser l’entrée en raison de sa couleur de peau. Par ailleurs il craint d’être arrêté à tout moment car, bien que de condition libre, l’esclavage n’est pas encore aboli aux États-Unis et une loi votée cette année-là, le Fugitive Slave Act, permet à tout citoyen libre de remettre en esclavage un homme noir qu’il considère comme un fugitif.
Toujours sur les conseils de Knox, il se rend alors au Libéria, un état créé en 1821 en Afrique de l’Ouest par l’American Colonization Society pour accueillir les esclaves affranchis d’Amérique du Nord et devenu récemment indépendant. Vivant désormais entre sa nouvelle patrie et la Sierra Leone, Blyden, intellectuel polygraphe et polyglotte, devient tour à tour : journaliste, éditorialiste, professeur de grec, de latin et plus tard d’arabe à la prestigieuse Alexander High School de Monrovia, dont il sera aussi le directeur, secrétaire d’État et ministre de l’Intérieur. Il sera aussi ambassadeur de son pays en Grande-Bretagne.
Il voyage beaucoup, aux États-Unis notamment, où ses écrits ont un retentissement important au sein de la communauté afro-américaine, qu’il essaie de convaincre de rejoindre le Libéria. Il écrit de nombreux pamphlets, articles et livres, notamment Christianity, Islam and the Negro Race, publié en 1888, et African Life and Customs, publié en 1908, quatre ans avant sa mort. Le premier ouvrage est un recueil d’articles, abordant notamment l’ancienneté de la présence de l’islam en Afrique et les raisons de son expansion sur le continent, en concurrence avec le christianisme, tandis que le second se penche sur la société africaine traditionnelle. Il est aussi l’auteur d’un récit de voyage, From West Africa to Palestine, publié à Manchester en 1873 et traduit récemment aux éditions du CNRS sous le titre D’Afrique en Palestine, livrant les impressions de son périple qui le mena du Libéria à Jérusalem en 1866.
Un amoureux de la langue arabe
Cette année-là, Edward W. Blyden entreprend donc un voyage de plusieurs mois par bateau, censé l’emmener en Orient, dans le but de parfaire sa connaissance de l’arabe, véritable lingua franca des communautés musulmanes du Libéria et de la Sierra Leone voisine. Visiblement, Edward W. Blyden considère dans un premier temps que cette langue deviendrait un excellent outil de propagation de la foi chrétienne en Afrique de l’Ouest, notamment parmi les musulmans peuls et mandingues à qui il offre d’ailleurs régulièrement des versions de la Bible en traduction arabe. Mais avec le temps, à la fois déçu par le racisme des Européens venant en Afrique de l’Ouest, y compris une partie des missionnaires, et de plus en plus séduit par la culture musulmane, l’arabe finit par devenir pour lui un objet d’étude à part entière, collectionnant manuscrits, lettres et autres documents glanés au Libéria et dans les pays voisins. Sa curiosité ne s’arrêtera pas là, puisqu’E. W. Blyden, amoureux des langues, se met également à apprendre le peul, autre grande langue véhiculaire d’Afrique de l’Ouest, elle aussi notée en caractères arabes à l’époque.
Au XIXe siècle, entreprendre un voyage vers l’Orient implique de passer par l’Europe. Il va donc d’abord embarquer pour Liverpool, en Grande-Bretagne, et passer quelque temps à Londres où il va rencontrer d’importantes personnalités de l’époque, notamment l’écrivain Charles Dickens, qui avait l’habitude de lire ses œuvres en public, ou encore le grand politicien Benjamin Disraeli, dont il pourra savourer l’éloquence légendaire lors de sa visite du Parlement britannique. Mais il y rencontre aussi quelques personnes qui l’impressionnent bien moins, notamment S.W. Baker, célèbre explorateur de l’Afrique, qu’il écouta donner une conférence à la prestigieuse Royal Geographical Society, pleine de références désobligeantes à l’égard des Africains, lui rappelant les propos d’un autre explorateur de l’époque, Richard Burton, voyageur infatigable, mais aussi mythomane dont Blyden se moque gentiment en disant « qu’il est affligé d’une sorte de loquacité chronique qui pourrait facilement lui permettre de remplir un livre de taille moyenne avec son expérience de trois jours en Sierra Leone… »
Un témoignage inédit
Après avoir quitté la Grande-Bretagne, E. W. Blyden se rend à Malte, puis en Égypte, au Liban et enfin en Palestine. Il décrit tous ces endroits à la manière des voyageurs européens de l’époque, en terminant par sa visite à Jérusalem, ville sacrée et mythique pour l’homme d’Église qu’est également Blyden. Certes, son ouvrage, écrit dans une langue raffinée, truffé de références littéraires, citant Homère, Virgile, Horace, Shakespeare, Dante ou Longfellow, mais aussi son compatriote Hilary Teage, répond aux canons du Voyage en Orient tels qu’on les retrouve dans les récits d’Alphonse de Lamartine, de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier ou de leurs compères britanniques, comme le peintre écossais David Roberts par exemple.
Néanmoins, il s’agit du premier témoignage du genre écrit par un voyageur africain (il faut citer tout de même quelques dizaines de pages dans A Colored Man Round the World, le récit de David F. Dorr, esclave afro-américain qui suivit son maître en Europe et en Orient, publié en 1858), ce qui offre aussi une dimension supplémentaire, absente des récits laissés par les Européens précités. Tout d’abord, sa description des Européens – qu’il s’agisse des missionnaires installés en Afrique, des passagers des navires sur lesquels il embarque, des intellectuels londoniens ou encore des hommes d’église en Orient – répond en miroir aux innombrables impressions des Européens sur les Orientaux et les Africains. Blyden explique par exemple que lors de son séjour à Londres, il fut
« un peu surpris, et même blessé d’entendre [l’explorateur Samuel Baker] lâcher de manière inutile des remarques désobligeantes envers les nègres. Il est difficile d’apprécier chez les [membres de la Royal Geographical Society] ce goût pour le dénigrement incessant des nègres. Cela montre que tout en prétendant être de grands hommes de science, ils ont un manque criant de sentiment chrétien et de ce principe humain propre aux Anglais ».
Mais surtout, Blyden voit des choses qui passent inaperçues aux yeux de ses contemporains européens, notamment la présence africaine en Orient : des pèlerins éthiopiens du Saint-Sépulcre mais aussi des moines abyssiniens qui sont attachés à son service, des fidèles musulmans cette fois qu’il imagine être des Peuls et fréquentant de « la mosquée des ouest-africains » à Jérusalem – en effet, depuis la période médiévale, de nombreux pèlerins africains finirent par faire souche dans les lieux saints du Proche-Orient, de la Mecque à Jérusalem, au terme d’un voyage de plusieurs décennies parfois, des Mandingues en visite à la Mosquée de Mohammed Ali, au Caire, ou tout simplement un danseur « nigrite » – c’est-à-dire d’origine africaine – croisé dans les rues de Jaffa.
Enfin, lorsque Blyden visite avec stupeur les Pyramides de Guizèh, comme tant d’autres Européens l’avaient fait avant lui, il en offre là aussi une vision tout à fait différente : pour lui, se fondant notamment sur le texte biblique qu’il connaît si bien – la Genèse en particulier – il ne fait pas de doute que ses bâtisseurs sont des Africains, une théorie qu’il était loin d’être le seul à défendre à l’époque, citons par exemple David Walker (1796-1830) ou encore Martin Delany (1812-1885), et qui lui permet encore une fois de rendre leur honneur aux Africains, loin des préjugés des Européens à leur égard…
À son retour d’Orient, l’intérêt d’Edward W. Blyden pour la langue arabe est encore plus manifeste. Il continue de décrire les manuscrits qu’il voit circuler dans les écoles coraniques du Libéria et de Sierra Leone, du coran aux Maqamat d’al-Hariri une (série de récits poétiques du XIIe siècle apparemment très appréciés à l’époque en Afrique de l’Ouest), échangeant des courriers avec des lettrés locaux, et poussant à l’enseignement de cette langue dans le curriculum de ses étudiants africains.
L’œuvre de ce lettré africain, encore méconnue dans le monde francophone malgré son grand impact sur les intellectuels afro-américains, mérite d’être mieux étudiée en Europe, tant pour sa dimension culturelle que politique. Elle offre en tout cas une vision originale de l’Afrique et de ses rapports avec le monde extérieur au XIXe siècle, à confronter avec celle des Européens à l’époque.
Xavier Luffin, professeur de langue et littérature arabes, Université Libre de Bruxelles
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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