Moderniser l’informel pour créer les conditions de la relance post-Covid-19 en Afrique : le cas du Sénégal
Ahmadou Aly Mbaye, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Avec la levée des restrictions sur les affaires, sur les déplacements et sur les rassemblements de personnes que viennent de décider beaucoup de gouvernements africains, le continent aborde un nouveau tournant dans la gestion de la crise du Covid-19.
Cette reprise des activités, qui touche d’importants segments de l’économie informelle, rend encore plus urgente la mise en place d’un dispositif plus efficace de suivi et d’encadrement pour les PME, informelles pour l’essentiel. Cela permettrait de limiter les risques de propagation du virus. Ce serait également pour le continent l’occasion d’amorcer un changement radical de sa trajectoire économique.
Faciliter une reprise post-pandémie favorable à une transformation structurelle de l’économie
Étant donné le caractère tentaculaire de l’informel dans l’activité économique en Afrique, toute politique destinée à obtenir une relance durable de l’économie devra nécessairement s’appuyer sur ce type d’activité. Les économistes appellent « transformation structurelle » le processus conduisant au déplacement des ressources (essentiellement les travailleurs) des activités à faible productivité vers les activités à plus forte productivité.
Or ces dernières se retrouvent essentiellement dans le formel, tandis que les activités à faible productivité correspondent surtout à l’informel (y compris l’informel agricole). L’absence de transformation structurelle est la principale raison pour laquelle les performances de croissance réalisées ces dernières années n’ont pas fait baisser significativement la pauvreté, ni généré des emplois de qualité.
Le cas du Sénégal présenté dans le tableau 1 en donne une bonne illustration. Entre 2010 et 2019, la population en âge de travailler (15 ans et plus) a augmenté d’environ 3 % par an en moyenne. Elle est passée de 7,1 millions d’individus à 9,3 millions d’individus entre les deux périodes. En déduisant les inactifs (ceux qui ne cherchent pas d’emploi) et les chômeurs, nous obtenons un nombre total d’employés d’environ 4,2 millions d’individus. Dans ce lot, le commerce et l’agriculture emploient ensemble trois millions de personnes, soit une proportion de plus de 73 % de tous les emplois en 2010, proportion qui est restée presque identique en 2019. Ces deux secteurs constituent le vivier de l’informel.
Le tableau 2 montre que la productivité dans l’agriculture représente environ seulement le tiers du niveau moyen de la productivité nationale. Pour le commerce, elle se situe autour de 50 % du niveau de la moyenne nationale en 2019. Par contraste, le secteur minier affiche un niveau de productivité trois fois plus élevé que la moyenne nationale et celui de la finance, plus de dix fois. Seulement, le secteur minier ne contribue qu’à hauteur de 1 % à l’emploi total et le secteur financier à hauteur de 0,2 %.
Le graphique suivant permet de mieux visualiser le phénomène. Les secteurs qui ont enregistré les niveaux de productivité les plus élevés ne sont pas ceux qui ont connu les plus forts taux de croissance de l’emploi. A contrario, ceux qui ont connu le plus faible niveau de productivité ont enregistré les taux de croissance de l’emploi les plus élevés. La taille des bulles fait référence à la part de chaque secteur dans l’emploi total.
S’il avait été possible de déplacer tous les travailleurs de l’agriculture et du commerce vers les mines, par exemple, l’augmentation du PIB qui en aurait résulté aurait été de 206 % en 2010 et 149 % en 2017, par rapport aux niveaux enregistrés ces années-là.
Cependant, les mines et la finance ne peuvent structurellement employer que très peu de personnes et ne pourraient donc pas absorber la main-d’œuvre actuellement employée dans l’agriculture et le commerce. En revanche, le secteur manufacturier, qui a traditionnellement joué ce rôle dans le processus de développement des pays émergents, pourrait le faire. Un déplacement des travailleurs de l’agriculture et du commerce vers le secteur manufacturier entraînerait une croissance plus forte et génératrice d’emplois décents.
Alors que le secteur manufacturier peine à porter sa part dans le PIB à plus de 10 % en Afrique, la recherche récente a identifié d’autres types d’activité assez comparables au secteur manufacturier en termes de potentiel de génération d’emplois décents et d’absorption de l’innovation, tout en étant plus accessibles pour les pays africains que le secteur manufacturier. Ces secteurs qu’on appelle « industries sans la cheminée », incluent le tourisme, l’horticulture, l’agro-business, les technologies et le transport. Les estimations qui ont été effectuées sur le potentiel de génération d’emploi de ces secteurs indiquent qu’il est assez élevé et comparable à celui du secteur manufacturier.
Assurer une transition de l’informel vers plus de modernité, d’hygiène et de sécurité
Le contexte actuel de Covid-19 donne aux États africains l’extraordinaire opportunité d’enclencher un processus graduel de modernisation des activités informelles. Il s’agit de mettre en place un mécanisme de suivi plus direct et continu de l’informel, qui serait la contrepartie de l’appui que l’État accorde aux PME dans les fonds de riposte au Covid-19. Il passerait par un système d’enregistrement souple et efficace. Il serait développé en partenariat avec les représentants des acteurs eux-mêmes et basé sur l’utilisation du numérique pour plus de fiabilité et d’efficacité.
S’il est mis en place de façon progressive, ce dispositif permettrait de mieux s’assurer que les gestes barrières soient respectés. Ensuite, les performances de croissance s’en trouveraient positivement impactées. À terme, la modernisation de l’informel permettrait d’élargir la base taxable, et de significativement augmenter les ressources budgétaires.
La création d’emplois décents en Afrique passera par les millions de micro-entreprises (entreprises familiales, entreprises individuelles) qui offrent à la quasi-totalité de la population africaine des emplois précaires et souvent dangereux, comme c’est le cas, par exemple, avec le recyclage artisanal des ordures ménagères. Cependant, laissées à elles-mêmes, ces entreprises pourraient difficilement se renforcer et croître. Elles font, en effet, face à une multitude de contraintes qui les maintiennent dans une situation de précarité : faible accès au crédit, faible niveau de formation des dirigeants, mauvaise relation à la clientèle, faible capacité d’internalisation de la recherche-développement, etc. De ce fait, aucune de ces entreprises ne constitue un enjeu intéressant pour le fisc, encore moins pour les institutions financières ou les gros clients et fournisseurs.
En encourageant la création d’écosystèmes dans lesquels ces acteurs pourraient se regrouper sous forme d’entreprises sociales et/ou coopératives, l’État en ferait du même coup des entités viables et dynamiques. Sous cette forme d’organisation, chaque micro-entreprise garde son autonomie et il n’y a pas de rapport de salariat entre les différents acteurs participants.
Cette forme d’organisation pourrait ainsi être prévue pour différents métiers de l’informel : les cuirs et peaux, les métiers de l’automobile (mécanique, tôlerie, électricité, etc.), l’économie numérique, le textile-habillement, etc. Le graphique suivant donne une esquisse de ce à quoi elle pourrait ressembler dans l’horticulture communautaire, à l’exclusion des grandes firmes horticoles.
À l’intérieur de chaque entité ainsi conçue, les coûts de production sont réduits, du fait d’un prix de l’énergie mieux maîtrisé (production autonome d’énergie), d’un code du travail plus simplifié que dans le régime commun, de procédures fiscales et douanières allégées, etc. De plus, ces entités bénéficient de ce qu’on appelle « économie d’agglomération », c’est-à-dire l’ensemble des avantages découlant de la synergie qui se développe en rapport avec le voisinage entre des activités similaires : formation pour le personnel, innovation, approvisionnement, transport, etc.
La mise en place d’un tel dispositif permettra de suivre les acteurs informels, de les mettre à niveau, pour mieux les aligner avec les orientations de l’État dans le pilotage de l’économie. C’est seulement à ce prix qu’ils pourront constituer l’armée de réserve qui gagnera la bataille de la compétitivité, de la croissance et de l’emploi décent en Afrique.
Ahmadou Aly Mbaye, Professeur d’économie, Directeur du programme doctoral WASCAL, Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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