Tunisie : quelle place pour le monde associatif ?
Damiano De Facci, Université de Paris
La révolution tunisienne et la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011 ont été suivies par un essor des associations. S’il est souvent présenté comme un symbole de la « transition démocratique », le monde associatif tunisien se trouve également au cœur de multiples controverses du fait de son instrumentalisation supposée par les partis politiques et les acteurs privés. Ce fut encore le cas lors des dernières élections législatives et présidentielles qui ont, à nouveau, exposé le rapport ambigu entre les associations et la sphère politique.
Au-delà des polémiques désormais anciennes liées aux associations caritatives issues de la mouvance islamiste, la récente campagne électorale a mis en lumière le rôle majeur de l’organisation Khalil de Nabil Karoui, candidat à la présidence de la République et chef de file du parti Qalb Tounes (« Au cœur de la Tunisie »). L’association Aïch tounsi (« Vivre à la tunisienne ») a de son côté présenté des listes éponymes aux législatives. Mais l’acteur associatif qui a eu l’impact le plus important sur cette campagne est probablement l’ONG anticorruption I Watch, dont la plainte déposée contre Nabil Karoui en 2016 a abouti à son arrestation à trois semaines du premier tour de la présidentielle.
Les trois types d’action associative : entre continuité et changement
La plupart des associations tunisiennes créées avant 2011 étaient soit inféodées au pouvoir soit largement empêchées de mener leurs activités, comme la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). La cohabitation était difficile entre le régime et les associations, spécialement celles liées à des opposants politiques : la répression touchait particulièrement le mouvement islamiste, dont les militants ne pouvaient pas fonder des associations.
Entre la chute du régime en 2011 et 2013, des milliers d’associations sont créées dans la foulée des mouvements sociaux qui ont joué un grand rôle dans la révolution et dans le double contexte du soutien institutionnel et économique international à la transition démocratique et de la mise en place du pluralisme politique. Bon nombre de ces nouvelles associations s’approprient les revendications de la révolution, exprimées dans le slogan « pain, travail, liberté et dignité nationale ». Les associations s’engagent dans la lutte contre divers type de marginalisation : socio-économique, territoriale, politique… Il est possible de distinguer trois paradigmes de l’action associative : l’économie sociale et solidaire, la charité religieuse et la démocratie participative. Ces trois paradigmes permettent aux associations de s’imposer comme des acteurs majeurs de la transformation des politiques publiques.
Souvent associée à un modèle alternatif au néolibéralisme, l’économie sociale et solidaire est particulièrement mobilisée dans les régions les plus délaissées du pays. Les associations y deviennent actrices de la promotion d’emplois et d’activités économiques respectueuses de l’autonomie locale et des liens sociaux établis.
De son côté, la démocratie participative assigne aux associations le rôle de médiateurs, afin de renverser les modalités de décision top-down. Porté par toute association liée aux bailleurs de fonds internationaux, ce cadre est souvent approprié par de nouvelles collectivités locales en quête de légitimité.
Enfin, la charité religieuse, particulièrement impliquée auprès des milieux les plus démunis, met en place un système parallèle à l’État-providence. Sa particularité religieuse tient à son financement par la zakat (l’aumône) et à ses relations systémiques avec d’autres institutions islamiques.
Ces trois paradigmes constituent le fondement d’une action associative qui se veut plus proche de la réalité sociale et culturelle de la société tunisienne que les politiques publiques d’avant-2011. Pourtant, les continuités sont réelles. L’économie sociale, la participation citoyenne et la charité faisaient déjà partie des programmes de « bonne gouvernance » et de lutte contre la pauvreté mis en œuvre par le régime Ben Ali, et composaient avec des politiques publiques fondées sur l’autoritarisme, le néolibéralisme et le clientélisme. D’ailleurs, ces politiques publiques s’appuyaient de plus en plus sur le travail des associations, sur fond d’affaiblissement de la fonction publique et de l’appropriation de ses prérogatives par des acteurs privés.
Les régulations associatives locales : au-delà de l’instrumentalisation politique et économique
L’action associative dans la Tunisie postrévolutionnaire est le fait d’une pluralité d’acteurs qui peuvent coopérer, sont souvent en concurrence pour atteindre des financements, et se retrouvent parfois en conflit, comme on l’a notamment constaté dans le contexte de la forte polarisation politique entre « modernistes » et « islamistes » des années 2011-2014. Dans ce cadre, nombre d’associations doivent faire face à des accusations d’instrumentalisation partisane, d’amateurisme et de contournement des règles, notamment en ce qui concerne les dispositifs de financement et d’emploi associatif.
Que ces accusations soient justifiées ou non, il convient de reconfigurer l’action associative : même des pratiques « non conformes aux normes » peuvent émerger, être acceptées et faire système avec des pratiques associatives « normales ». Des processus de régulation locale émergent, concernant en particulier l’emploi, la protection sociale, la valorisation de produits locaux et la gouvernance autour d’enjeux politiques comme l’environnement ou le développement des infrastructures.
Si les tendances à la managérialisation et à la professionnalisation des pratiques sont générales, on peut remarquer que dans des contextes locaux caractérisés par un taux de chômage élevé et par un afflux massif de bailleurs de fonds internationaux, la logique collective des projets associatifs est souvent détournée au profit d’une logique d’insertion individuelle. Celle-ci peut donner lieu à des « petites carrières », notamment comme chef de projet dans les ONG nationales et internationales. Néanmoins, dans la plupart des cas, elle se réduit à la distribution de petits salaires et d’emplois précaires. Les formations destinées à aboutir à la mise sur pied de projets d’entrepreneuriat ou d’économie sociale et solidaire ne se traduisent que rarement par des résultats concrets : elles constituent plutôt une « machine » à produire attestations de compétences, remboursements, capital social, etc. Les associations se révèlent alors un véritable complément institutionnel du marché de l’emploi, à la croisée d’un entrepreneuriat souvent fictif et de l’économie informelle.
Au-delà des logiques d’insertion, les associations favorisent l’affirmation d’une élite urbaine et de managers qui organisent leur action : elles deviennent un espace de dialogue et d’interaction situé en dehors des conflits politiques nationaux. Cela permet la recomposition des formes de régulation, notamment le renforcement de l’autorité municipale par la démocratie participative et l’institutionnalisation de la charité religieuse comme politique sociale locale.
Ces processus locaux sont loin de satisfaire la majorité des activistes associatifs. Avec les risques d’élitisme, d’instrumentalisation, d’échec, de détournement et de corruption, la déception envers l’action associative augmente. Toutefois, ces limites perçues par un bon nombre d’acteurs associatifs relèvent moins de la mauvaise gestion d’associations « déviantes » que des problèmes plus larges liés à une « transition démocratique » qui reproduit les mécanismes des anciennes politiques publiques avec les mêmes conséquences d’accroissement des inégalités socio-économiques et territoriales.
Il ne faut pas tomber dans une double illusion : les associations ne sont ni la voix de la révolution, ni le bouchon qui fermerait l’ébullition révolutionnaire. Le monde associatif postrévolutionnaire contribue par de multiples processus au renouvellement de l’action publique, ce qui n’empêche pas, souvent, la reproduction de pratiques anciennes. Dans le contexte d’une gouvernementalité néolibérale qui ne s’ébranle pas, ces pratiques peuvent être acceptées contextuellement : elles sont néanmoins régulièrement contestées comme injustices.
Damiano De Facci, Doctorant en sociologie,, Université de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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